samedi 19 janvier 2013

Assia Djebar: "Le blanc de l'Algérie"

Je viens de relire  ce magnifique livre d'Assia Djebar: "Le blanc de l'Algérie". Je connais assez bien l'oeuvre  de cette femme, algérienne, écrivant en français, élue il y a quelques années à l'Académie française et à propos de laquelle j'ai fait naguère une conférence. J'ai aussi aimé le discours qu'elle a prononcé lors de sa réception à l'Académie française ou , tout en condamnant fermement la colonisation française et ses crimes , elle a fait un très bel éloge de la langue française.( On peut aussi l'écouter ici)
Dans le "Blanc de l'Algérie" ce livre paru en 1995 chez Albin Michel elle évoque la mort , souvent brutale, de nombreux intellectuels et militants algériens pendant la guerre de libération et pendant la décennie noire du terrorisme islamique. C'est une évocation très émouvante , dans une langue superbe. On y retrouve de très nombreux écrivains et poètes Mouloud Ferraoun, Franz Fanon, Jean Amrouche mais aussi Albert Camus et Jean Senac et bien d'autres encore. Assia Djebar évoque plusieurs fois Camus , mais la page qu'elle  consacre a sa mort est le récit émouvant de l'annonce de cette mort à sa mère dans le petit appartement de Belcourt.
Le livre est dédié et il est consacré , en grande partie, a trois de ses amis disparus: Mahfoud Boucebci, M'Hamed Boukobza et Abdel Kader Alloula.
Mais laissons Assia Djebar dire ce qu'elle a voulu faire. (p.259)

"D'autres parlent de l'Algérie, la décrivent, l'interpellent;ils tentent, s'imaginent- ils, d'éclairer son chemin. Quel chemin?
La moitié de la terre d'Algérie vient d'être saisie par des ténèbres mouvantes, effrayantes et parfois hideuses. Il n' y a donc plus seulement la nuit des femmes parquées, resserrées, exploitées comme de simples génitrices-et ce, des générations durant!
Quel chemin, c'est à dire quel avenir?
D'autres savent, ou s'interrogent... D'autres, certains compatriotes, comme moi, chaque matin soucieux, tremblants parfois, vont aux nouvelles, eux que l'exil taraude.
D'autres écrivent "sur" l'Algérie, sur son malheur fertile, sur ses monstres réapparus.
Moi, je me suis simplement retrouvée, dans ces pages, avec quelques amis. Moi, j'ai désiré me rapprocher d'eux, de la frontière que je découvre irréversible et qui tente de me séparer d'eux...Moi, écrivant ici, j'ai eu enfin quelques larmes sur la joue: larmes soudain adoucies, parce que je voyais le demi-sourire de m'Hamed Boukhobaza ( " tafla" disait-il en parlant de moi, me rapporte l'ami commun- la "petite?" dois -je traduire, surprise); parce que je contemple l'image précise de Kader marchant dans les rues d'Oran- sa démarche haute, son visage apaisé et serein, son regard brillant, son aisance de seigneur modeste et parfois son rire indulgent ou secret-; j'ai dansé à nouveau avec Mahfoud Boucebci, lui dont le regard se tourmente, par éclairs...
Moi, je me suis rapproché de ceux que j'aime, qui vivent encore auprès de moi. Je regrette de n'avoir jamais su leur dire, de n'avoir pas osé avouer mon affection pour eux; je souffre d'avoir causé du chagrin, une fois - une seule fois,il est vrai- à Kader, Kader et sa bonté, sa patience inépuisables!
.......
J'écris et je sèche quelques larmes. Je ne crois pas en leur mort: en cela, pour moi, elle est inachevée.
D'autres parlent de l'Algérie qu'ils aiment, qu'ils connaissent, qu'ils fréquentent. Moi, grâce à quelques-uns de mes amis couchés là dans ce texte- et de quelques confrères, trop tôt évanouis- le dernier jour, certains écrivaient encore: des poèmes, un article , une page en cours d'un roman destiné a rester inachevé- moi, opiniâtre, je les ressuscite, ou j'imagine le faire.
Oui, tant d’autres parlent de l'Algérie, avec ferveur ou colère. Moi, m'adressant à mes disparus et réconfortée par eux, le la rêve."

                                                         

                               On lira avec intérêt cette chronique de Kamel Daoud qui déplore qu'Assia Djebar soit très ignorée en Algérie son pays!

                                SSIA DJEBAR PEUT ENCORE VIVRE SI ON LE VEUT...
Chouyoukhs contre écrivains. Imams contre livres. Fatwas contre fictions. La fin du monde contre le monde. La mort contre le conte.
Le pays a choisi, un peu, parfois, souvent. D'un côté les écrivains, chassés parfois, morts tellement de fois, exilés, forcés, réduits ou transformés en caricatures d'eux-mêmes ; de l'autre la montée triomphante et dopée de ces armées des « Savants » qui tuent le monde par la langue, salissent la vie et transforment une religion en sexologie de malades.
D'un côté l'écriture qui cherche du sens sans tuer l'homme, restitue la dignité, l'énigme ou la gravité, de l'autre ceux qui veulent tuer la femme, la liberté, la promenade et le corps et le sens. Le pays, entre le gouffre et le roman, le rite et la rature, un livre et tout les autres livres. Question de fond : le pays a-t-il besoin de ses écrivains ? Presque pas.
A quoi sert un écrivain dans un pays où la fiction n'est pas tolérée ? Où la fiction est sommée ou soupçonnée ? Où l'imaginaire n'est pas un droit mais le diable ?
A quoi sert l'écriture quand on répète que tout est dit dans un seul et unique livre ? A quoi sert de faire rêver quand on proclame que tout se passe après la mort et la fin du monde et pas avant ? A quoi sert le roman face au monologue de l'Histoire et à l'inquisition du religieux ? Que veut dire raconter l'homme quand le seul héros est un Dieu ou un Calife ? Qui est Assia Djebar ? Elle a si peu de traces dans les manuels scolaires, les livres, la vie, les rues, les têtes des enfants et nos écoles et villes et sentiment de fierté hors-hydrocarbures. Comme beaucoup d'écrivains algériens. Et il suffit de feuilleter les manuels scolaires pour s'en convaincre. Elle est morte depuis si longtemps d'ailleurs. Elle n'est pas une chanteuse algéro-égyptienne pour que Bouteflika daigne lui rendre hommage. Elle fait partie de l'oubli organisé et du dédain. Elle est élue de l'Académie française, immortelle chez eux mais depuis longtemps morte chez nous. Comme d'autres. Elle ne sied pas au mythe national confectionné ni au Califat qui s'est installé dans les rues du pays. Elle a trois torts : elle est femme libérée par la langue d'autrui, elle a rencontré la vie en France et dans le monde, elle est algérienne profondément. Donc elle est morte en Algérie depuis longtemps et on a tout fait pour qu'elle ne soit pas modèle, icône, voix et voie chez elle.
Assia Djebar est l'écrivain. A l'hymne à la vie qu'il propose, on lui préfère le rite pour décrocher l'éternité. A l'interrogation qu'il défend, on lui préfère la soumission. A la gloire qu'il apporte au pays, on lui oppose l'indifférence ou l'insulte. A la liberté qu'il exerce, on lui oppose le soupçon sur ses croyances, ses appartenances ou ses raisons cachées.
A l'imaginaire dont il veut maintenir la nécessité, on lui répond par le haussement d'épaules ou l'inculture sale. Il ne faut pas se le cacher : l'hommage sera bref, le livre ne sera pas lu, l'autodafé continuera. Et entre les rues aux noms des Martyrs et les mosquées aux noms des gens d'Arabie, Assia Djebbar ne donnera son nom qu'à sa propre tombe en Algérie ; sauf pour ceux qui veulent encore donner la vie en rouvrant ses livres là le pays se ferme. Les écrivains algériens étaient déjà mal vus par un régime inculte et méfiant, ils sont désormais déclarés inutiles dans le califat qui se construit sous nos yeux.
Défendons leurs vies, leurs œuvres, leurs mémoires. Ils sont une possibilité de salut. Une source de fierté et le lieu de la rencontre avec soi et avec le reste du monde.
📌✍
Kamel Daoud, écrivain, journaliste et chroniqueur                    

samedi 12 janvier 2013

Camus et l'Algérie

Je transcris ici un texte que j'ai lu dans un blog très intéressant et que son auteur ,
Henri Thoa dit Le Pèlerin, m a fait parvenir



Albert Camus, Chroniques algériennes
En 1958, quelques jours avant la naissance de la Cinquième République,  Albert
Camus publie ses Chroniques algériennes.  C’est un recueil de ses écrits sur
l’Algérie, allant de 1939, ses années de journaliste militant à Alger
républicain,  jusqu’à 1957-58,  les années de son désespoir face à la révolution
algérienne.  Une traduction de ces Chroniques algériennes va paraître pour la
première fois à Harvard University Press  en 2013.
Chroniques algériennes
La crise en France—la mort de la Quatrième République, la crainte de coup d’état
en Algérie, puis le retour du Général de Gaulle au pouvoir—fait que,
paradoxalement, Les chroniques algériennes de Camus passent inaperçues.  (J’ai
pu m’en rendre compte par moi-même : le dossier de presse aux archives Gallimard
est presque vide).  Ce qui pourrait confirmer qu’en 1957, on n’écoutait plus
beaucoup Camus au sujet de l’Algérie.  Dans ce mince dossier de presse, seule
une phrase de René Maran,  l’écrivain d’origine antillaise, lauréat du prix
Goncourt en 1921, résonne encore.  Maran évoque un Camus aussi prescient que
l’était  Tocqueville sur la Russie et les Etats-Unis, un auteur dont les
avertissements rappellent « tous ceux qui ont, de leur côté, annoncé l’éveil de
l’Afrique Noire. »
C’est un livre à double tranchant, comme souvent chez Camus.  Il est à l’écoute
du nationalisme algérien ; il comprend la nécessité des mouvements pour
l’indépendance.  Mais c’est aussi le livre où il dit qu’on ne peut pas imaginer
l’Algérie sans les Français, que la rupture avec la France serait fatale pour le
pays. Je retiens une autre phrase qui montre combien la position de Camus a pu
heurter la gauche française, porteurs de valises et autres, si passionnés par la
cause algérienne. Camus écrit en conclusion : « En ce qui concerne l’Algérie,
l’indépendance nationale
est une formule purement passionnelle » et encore, « les Français en Algérie
sont des ‘indigènes’, au sens fort. »
Ce texte, on l’a souvent dit, est très décalé par rapport à l’actualité
algérienne de 1958, car Camus n’habitait plus en Algérie depuis 1939. Prenons
par exemple, le texte le plus admiré du volume,  « Pour une trêve civile en
Algérie » :  au moment où le mot « Algérien » avait un sens très spécifique, lié
à la nation naissante, Camus dit toujours Arabe et Français, l’Arabe et le
Français, comme s’il ne savait pas que tout le monde disait, depuis un moment
déjà, « Algériens ».  Ou il est mal renseigné, ou il est parfaitement bien
renseigné et il tient à refuser une réalité qu’il ne veut pas accepter.
Comment relire les chroniques algériennes ?
Il est passionnant de redécouvrir les Chroniques algériennes en 2012, cinquante
années après cette indépendance qu’il a tant redoutée. Ne serait ce que pour
relire, en écho aux années 1990, et au 11 septembre 2001, le mot “terrorisme,”
que Camus prend toujours soin d’attribuer aux deux acteurs du conflit, Français
et Arabes.  Le mot apparaît une demi-douzaine de fois dans son texte et chaque
fois, il fait très attention de reconnaître une faute partagée.   On peut lire
Les Chroniques algériennes comme un texte contre la terreur.  Être un homme
libre, dit Camus, c’est refuser à la fois d’exercer et de subir la terreur. La
phrase la  plus citée des Chroniques algériennes –Assia Djebar la met en exergue
de son livre Le blanc de l’Algérie—paraît dans l’appel d’Albert Camus pour une
trêve civile en 1956–et elle est toute personnelle: « Si j’avais le pouvoir de
donner une voix à la solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec
cette voix que je m’adresserais à vous. »
Camus est à deux pas de notre Centre d’Etudes « Les Glycines », à l’ancien hôtel
Saint Georges-devenu-l’hôtel El Djazair, lorsqu’il rédige ce texte pour une
table ronde qui devait réunir toutes les tendances politiques susceptibles
d’arrêter la terreur:  Emmanuel Roblès, le docteur Khaldi en tant que musulman, 
Ferhat Abbas du Parti du Manifeste (Abbas qui va intégrer le FLN),  le père
Cuoq, un père blanc qui représente l’Église catholique (et qui fonda la revue de
presse ici au 5 chemin des Glycines),  enfin le Pasteur Capieu pour l’Église
protestante.
La phrase de Camus, citée en exergue par Djebar,  est fascinante et mérite qu’on
s’y attarde.  Je vous la répète: « Si j’avais le pouvoir de donner une voix à la
solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec cette voix que je
m’adresserais à vous. »  Le “si hypothétique” avec l’imparfait qu’on apprend à
l’école : l’hypothèse possible.  Si Camus avait le pouvoir… pas le pouvoir
d’améliorer la situation mais seulement le pouvoir de dire l’angoisse et la
solitude des autres–et ce n’est pas sûr qu’il l’ait.   On a appris par la suite
que cette réunion pour une trêve civile n’était pas ce qu’il a cru : c’était le
FLN  qui a protégé Camus, ce jour-là, contre les menaces de mort, ce même FLN
qu’il va maudire dans sa préface aux Chroniques algériennes pour son «
terrorisme appliqué » aux civils français et arabes.  Comme le dit Roger Grenier
dans un texte sur Camus et l’Algérie: « ce dernier espoir des libéraux
européens, n’est déjà, pour les nationalistes algériens, qu’un épisode tactique.
C’était la fin des libéraux. »  Autrement dit, Camus évoque la solitude de
chacun, au moment où un mouvement de masse bat son plein.  La solitude qu’il
projette est surtout la sienne. 
Les Chroniques Algériennes ont beau être décalées par rapport à 1956, à 1958, ce
livre vit aujourd’hui une deuxième vie.  Son cri contre la terreur, son appel à
la pluralité des cultures, sa résistance aux fondamentalismes,  donne de
l’espoir dans le contexte actuel. Djebar, dans Le blanc de l’Algérie, attribue
beaucoup de pouvoir à Camus, comme s’il avait été un grand leader politique.  
Elle le compare à Nelson Mandela.  Et elle prétend que cette trêve civile était
le  moment clé, le moment où tout aurait pu se passer autrement,  sans violence,
en Algérie.  On pense à cet inoubliable passage dans L’Etranger: “C’est là, dans
le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé…. Et c’était comme
quatre coups brefs que je frappais sur la porte du Malheur.”  Djebar fait un
geste similaire, un geste d’écrivain:  il n’y a pas eu un seul moment, bien sûr, 
mais l’écrivain veut nous faire sentir qu’il y a bien eu un moment où tout s’est
décidé:  où l’on pouvait encore arrêter la violence, ou bien, s’y livrer.
L’accueil du public américain
Si les Chroniques algériennes ont été, jusqu’à récemment, quelques peu oubliées
en France, leur situation dans le monde anglo-saxon est encore plus obscure. À
la place des Chroniques algériennes, un livre anglais  a vu le jour en 1961 sous
le titre  Resistance, Rebellion, and Death  [la Resistance, la Rébellion, et la
mort].  Un tout autre livre en fait.  Voici comment ça s’est passé: dans la
dernière année de sa vie, Camus lui même a rassemblé pour son éditeur américain
une collection de ses articles dans la presse, ses discours, et ses écrits
polémiques.   Il a choisi sa “Lettre à un ami allemand » de 1944;  quelques-uns
de ses articles dans Combat sur la Libération de Paris ; un texte sur l’Espagne,
et  sur l’insurrection hongroise ; paraît aussi dans ce volume, ses Réflexions
sur la guillotine.  En somme, vingt-trois essais qu’il considère représentatifs
de son engagement.   Cent trente pages — un peu plus de la moitié des Chroniques
algériennes– sont inclues dans un chapitre de Resistance, Rebellion and Death
intitulé tout simplement “Algeria.”  On y  trouve  son avant propos, sa lettre à
Azziz Kessous, dite “lettre à un militant algérien” de 1955,  son appel pour une
trêve civile, plus la conclusion de Chroniques Algériennes, « Algérie 1958, » ce
chant de cygne où il dit tout son désespoir.
Ce titre, Resistance, Rebellion and Death est bien choisi pour un public
américain qui, en 1961, l’année de sa publication, n’est pas au courant de la
dernière polémique parisienne.  Il ne sait pas nécessairement que Camus et
Sartre s’étaient brouillés;  il identifie un Camus politique à la Résistance aux
Nazis pendant l’Occupation, et à son livre L’homme révolté—qui a paru en anglais
sous le titre The Rebel.   Ainsi :  Resistance  et Rebellion.  Et c’est dans ce
livre que l’Amérique découvre l’opposition de Camus à la peine de mort (Death)
et puis, évidemment,  un Camus mort—mort dans un accident de voiture en janvier
1960, et passé à la légende.
Il y a des modes pour les titres comme pour tout, et Camus a pu marquer nos
esprits avec ses titres courts, essentiels, tirés vers l’abstraction:  La Chute,
la Peste, L’Etranger, L’Exil et le royaume.  Donc :  Resistance, Rebellion and
Death.  Ces trois mots-coups-de-cloche sont en harmonie avec le reste de son
œuvre–fictions et essais. Sur la couverture du livre, un poing, signe
révolutionnaire, et des couleurs d’incendie. De quoi évoquer des conditions
d’urgence—sans spécifier lesquelles.
 Camus l’américain
Qui est Camus pour les Etats-Unis, qui était-il dans les années 1950 jusqu’à
aujourd’hui ?
Comme le feront Sartre et Beauvoir, Camus s’embarque pour les Etats-Unis dans
l’immédiat après-guerre, où il sera accueilli par Claude Lévi-Strauss aux
services culturels de l’ambassade de France à New York. Il est alors rédacteur
en chef à Combat, déjà l’auteur de l’Étranger, du Mythe de Sisyphe et de
Caligula.  Il passe son temps à dire qu’il n’est pas existentialiste, malgré son
association avec Sartre, mais personne ne l’écoute.  Beauvoir ne l’a pas encore
blessé par son portrait scandaleux de « Henri » dans Les Mandarins.   À New
York, ce mois de mai 1946, Herbert Hoover du FBI demande une enquête sur un
écrivain français qui débarque du SS Oregon et dont le parcours lui paraît
douteux.  Ses agents sur le terrain finissent par le rassurer que ni Camus, ni
Combat n’ont aucune tendance communiste.  Camus porte un imperméable serré à la
taille par une ceinture, et il écrit à ses amis Michel et Janine Gallimard :
“Ici, on m’appelle le petit Bogart.”  Camus vedette de film noir?
Pour cet homme du théâtre, ce n’est pas invraisemblable.  Il y aurait beaucoup
de choses à dire sur l’attirance de Camus pour le roman noir américain, qui
l’inspire pour l’ambiance de l’Etranger, ainsi que du style de ce premier roman,
sans intériorité psychologique, avec Meursault qui vit dans l’instant, et parle
au passé composé.
On trouve dans les carnets de l’écrivain de l’année 1946 une grande ambivalence
pour les Etats-Unis.  Un pays où les gens parlent pour ne rien dire.  Où il n’y
a aucune ironie.  Où règne un optimisme un peu bête.   Si l’on oppose l’ironie
parisienne, qui va finir par l’agacer autant, et la vie violente et abrupte
qu’il évoque dans un essai lyrique comme « L’Été à Alger »,  cela fait un
triangle intéressant d’attitudes : la grisaille de Paris,  l’Amérique avec ses
couleurs de clown, et l’Algérie où tout est brûlant.  Camus dira de New York,
des Etats-Unis :
“‘J’admire les femmes dans les rues, les coloris des robes, ceux des taxis qui
ont tous l’air d’insectes endimanchés, rouges, jaunes, verts.   Quant aux
magasins de cravates, il faut les voir pour les croire.  Tant de mauvais goût
paraît à peine imaginable.  D.  [c’est Dolores, une amie de Sartre qui lui sert
de guide]  m’affirme que les Américains n’aiment pas les idées.  C’est ce qu’on
dit.  Je m’en méfie.”
Camus et la Gauche
On peut dire qu’à la longue, les Etats-Unis ont bien renvoyé à Camus son
ambivalence à leur égard – ou plutôt ils lui ont renvoyé leur incompréhension.  
Le problème aux Etats-Unis, c’est qu’on a longtemps présenté Camus comme le
porte-parole d’une école littéraire, ce qui l’a privé de sa spécificité. Depuis
1945 jusqu’aux années 1980, des générations de professeurs de français
enseignaient Camus, Sartre et Beauvoir comme une trinité existentialiste.  On y
ajoutait parfois Malraux.  On s’appuyait sur l’absurde, sur la condition
humaine; la nausée de Roquentin était assimilée au mal être de Meursault.  Comme
si du Havre dans La Nausée de Sartre et  de l’Alger dans l’Étranger de Camus
suintaient le même mal être.  Comme il est rassurant de mettre nos écrivains
dans des boites, de les étiqueter par tendance.
Mais ce qu’il faut aussi retenir, c’est que L’Étranger reste le roman français
le plus connu et le plus enseigné aux Etats-Unis, depuis les années cinquante à
nos jours.   On ne compte plus le nombre d’exemplaires  vendus— les millions
d’exemplaires–de l’édition scolaire de L’Étranger, drôle d’édition où l’éditeur
supprime des passages jugés trop “hard”—passant à l’index les expressions de la
violence du proxénète, la référence à la “chose” de la maitresse mauresque, ou
bien à la masturbation en prison.  Quand j’ai lu ce roman pour la première fois
dans un cours de français, à l’âge de 15 ans,  le professeur ne nous a pas parlé
de l’Algérie.  Beaucoup de choses ont dû se dérouler aux Etats-Unis pour que le
label existentialiste de l’écrivain français s’estompe enfin, pour que Camus
devienne pour ses lecteurs américains un Français d’Algérie, puis un Algérien
tout court.
On peut parler d’un mouvement en plusieurs étapes, d’une sorte de dialectique.
En même temps—et c’est ce qui est si compliqué—Camus l’existentialiste a été un
héros pour la gauche militante américaine des années 1960, la New Left et les
Black Panthers:  C’est l’un des grands paradoxes de l’histoire littéraire
franco-américaine que Camus ait pu rester un héros pour les Panthères noires,
pour Tom Hayden, pour Angela Davis, (jeune étudiante en littérature française en
1962), à l’époque même où il était, en France, réduit au statut de l’écrivain
colon. Camus doit son prestige américain en large partie aux professeurs de
littérature et de philosophie de cette époque— de fervents admirateurs de la
Résistance–qui ont enseigné La peste comme une allégorie de la lutte contre le
nazisme,  comme un manuel d’engagement.  (Sartre éprouve le même enthousiasme
pour La Peste lors d’une conférence qu’il a faite à Harvard en 1945 sur la
nouvelle littérature française de l’après-guerre, après avoir lu ce roman en
manuscrit.  Beaucoup plus tard, dans un entretien, il dira au contraire combien
Camus était un “con” d’avoir parlé du Nazisme comme d’une épidémie naturelle,
venant de nulle part.)
Quant à la New Left, écoutons Tom Hayden, radical,  qui, contrairement à ce que
dit Sartre, a trouvé de quoi alimenter son travail pour le mouvement des droits
civiques dans le Sud profond des Etats-Unis en lisant La Peste : “Camus a
cherché une moralité au milieu du doute et du nihilisme, par une idéologie
rassurante qui nous était importante.”  Et à Hayden de citer le passage de
L’homme révolté que jeune radical, il avait souligné  maintes fois au crayon
rouge dans son édition de poche:
“Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que
le “cogito” dans l’ordre de la pensée: elle est la première évidence.  Mais
cette évidence tire l’individu de sa solitude.  Elle est un lieu commun qui
fonde sur tous les hommes la première valeur.  Je me révolte, donc nous sommes.”

Peu importe, pour ces jeunes militants américains, que  L’homme révolté de Camus
ait été violemment attaqué par Francis Jeanson pour sa “morale de croix rouge”,
son insuffisance de théorie marxiste, ses trop jolies tournures. Ils ne lisaient
pas Les temps modernes.  Camus a pu inspirer un engagement politique soutenu
parmi ceux qui ne savaient pas qu’il n’était plus « politiquement correct. »
Susan Sontag
La première intellectuelle américaine à transmettre au public américain le
dédain de Jeanson et de Sartre pour Camus est Susan Sontag,  essayiste New
Yorkaise à penchant philosophique.  En 1963, dans son compte-rendu d’une
traduction des Carnets de Camus dans la New York Review of Books, elle  sonne
l’alarme.  Elle le fait d’abord par son ton, son entrée en matière. Il y a deux
sortes d’écrivains,  dit-elle: les amants et les maris. Connaissant l’image de
Camus, on s’attend à ce qu’elle évoque le Camus don juan, « le petit Bogart. » 
Mais non, c’est Camus le mari idéal qu’elle va épingler : son Camus est trop
rangé,  et même ennuyeux. Voici comment elle critique Camus à propos de
l’Algérie: « Son incapacité à s’engager vis à vis la question algérienne—sujet
sur lequel il était plus qualifié que quiconque—fut l’ultime et malheureux
testament de sa vertu morale. »  Et elle ajoute:
« Pendant que Camus s’est accroché à son silence, Merleau-Ponty et Sartre ont
cherché des signataires de prestige pour deux manifestes historiques contre la
guerre en Algérie. »
Sontag laisse comprendre que Camus aurait refusé de signer ces deux manifestes. 
Le problème, c’est qu’elle se réfère au célèbre manifeste des 121 intellectuels
de septembre 1960 et au deuxième manifeste plus modéré qui l’a suivi: or, les
deux manifestes ont paru 9 mois après la mort de Camus.  On devrait avoir pas
mal de sympathie pour ce genre d’erreur: personne n’avait la possibilité, en
1963, de vérifier de telles dates sur internet.    C’était déjà quelque chose de
pouvoir transmettre la pensée récente de Sartre aux intellectuels américains :
Sontag, à la différence de la plupart de ses compatriotes, lisait Les temps
modernes.
Mais elle avait tort de dire que Camus n’a pas pris position.  Il a pris une
position, considérée comme irréaliste et rejetée par le milieu intellectuel
parisien.  Elle n’est pas la seule à parler ainsi, on trouve la même
condamnation du silence de Camus tout au long des années 1960.  En effet il a
refusé de s’exprimer sur l’Algérie après l’appel pour une trêve civile de
janvier 1956 jusqu’en mai 1958, quand paraissent ses Chroniques algériennes.  Ce
silence de vingt-huit mois est devenu une métonymie pour son attentisme.  Et sa
mort en janvier 1960 a rendu ce silence de vingt-huit mois permanent.  Il faut
se rappeler que Camus n’existait plus au moment du procès de Jeanson et des
porteurs de valise,  ni quand les intellectuels ont protesté contre la
conscription militaire par leurs manifestes, ni quand Sartre a préfacé les
Damnés de la terre de Fanon,  ni au moment des Accords d’Evian.   On ne sait pas
comment il aurait réagi.  On se met donc à l’imaginer.
Une tendance de la critique littéraire américaine
L’attitude de Sontag, lectrice de Sartre, annonce en fait une grande tendance de
la critique littéraire américaine.  Après une longue période formaliste, celle
de la “New Criticism” et le structuralisme textuel,  la critique littéraire
s’approche de plus en plus des questions politiques et historiques. Orientalism
de Edward Said, alors professeur à Columbia University, fonde les post colonial
studies en 1978.  Nous sommes juste après la guerre au Vietnam, le scandale de
Nixon, et la contestation est dans l’air.
C’est pendant cette période qu’on étiquète Camus comme le type même de
l’écrivain colon.  Les questions littéraires que pose cette nouvelle génération
sont intéressantes, elles animent encore des salles de séminaires: Pourquoi la
victime arabe de Meursault ne parle pas dans l’Etranger?  (on n’entend qu’une
flûte)  Pourquoi la Peste se déroule dans un Oran qui pourrait être Marseille?  
Conor Cruise O’Brien, déjà en 1970, parle d’une  “solution finale” de la
question arabe chez Camus—provocation extrême de la part de ce militant
irlandais, spécialiste de l’effet « choc ».    Edward Said, Conor Cruise
O’Brien, Patrick McCarthy:  tous participent à l’attaque.
Souvenons-nous du roman de Camus, Le premier homme, portrait d’une enfance 
algérienne dans la misère,  et d’un écrivain adulte qui débarque dans une
Algérie en guerre, qui aide un Algérien musulman à fuir à la suite d’un attentat
à la bombe qui pourrait lui être attribué.   Camus a rédigé ce texte dans les
années 1950, au moment même où il préparait la publication de ses Chroniques
algériennes.  Le manuscrit inachevé était dans sa serviette au moment de son
dernier voyage en auto ; il a été retrouvé avec son corps.  La famille de Camus,
ses éditeurs, avaient peur que l’histoire de l’enfance d’un pied noir à Belcourt
fasse encore du mal à la réputation de Camus, déjà en difficulté—ils avaient
peur qu’on dise, comme le rappelle Roger Grenier : “Vous voyez, il en était
réduit à raconter son enfance. C’est vraiment qu’il n’avait plus rien à dire.” 
Ils avaient peut-être bien raison, mais en l’absence de ce texte publié
seulement en 1994,  Camus n’en était que moins compris.
Dans le dernier écrit qu’Edward Said a consacré à Camus, le grand critique
palestinien nuance : l’œuvre de Camus exprime « un gâchis et une tristesse que
nous ne comprenons pas complètement, et dont nous ne sommes pas encore revenus.
»  C’est une réponse passionnée. Mais toutes ne sont pas aussi nuancées que
celle d’Edward Said.  En 1982, l’anglais Patrick McCarthy publie une biographie
intellectuelle de Camus qui circule aux Etats-Unis.  Il  décrit Camus comme un
“mauvais philosophe qui n’a rien à nous apprendre sur la politique”  et dont la
vision est “simpliste et barbare”.  Il ajoute :  « Même sa résistance est une
légende construite après la guerre.”  Quant à son legs littéraire,  McCarthy
prétend que les jeunes Français ignorent Camus : « il n’y a pas un seul
romancier ou dramaturge en France qui se réclame de son influence. » En lisant
cet ouvrage,  on se demande pourquoi McCarthy a accepté de gaspiller son temps
pour un auteur qui lui semblait à ce point mineur.
L’absence de personnages arabes majeurs dans la fiction de Camus est bien
connue:   mais la présence de la question coloniale, des Arabes et de toutes les
communautés berbères,  de la Kabylie, des Juifs en Algérie, et des Algériens
dans la métropole—cette présence dans son œuvre est très peu connue.  Et c’est
justement pour cela que je trouve que cette traduction américaine des Chroniques
algériennes est une si bonne chose.
Camus et la Kabylie
Le grand absent de Resistance, Rebellion and Death, ce sont les essais dans
Chroniques Algeriennes intitulés « Misère de la Kabylie ».   Ces textes auraient
été les premiers à être éliminés de Resistance, Rebellion, and Death, car ce
sont des enquêtes détaillées, spécifiques à une époque révolue.  En 1939,
accompagné d’un photographe, Camus se rend en Kabylie pour mener une enquête de
terrain pour le journal Alger républicain.  Il va retrouver l’ambiance vingt ans
plus tard dans une de ses plus belles nouvelles,  qui a comme arrière-fond la
famine qu’il  décrit dans « Misère de la Kabylie. »  C’est « L’hôte» publié en
1957 dans L’Exil et le royaume.  On y retrouve la commune mixte, les sacs de blé
de l’administration, la sécheresse : « il serait difficile d’oublier cette
misère, cette armée de fantômes haillonneux errants dans le soleil, » dit le
narrateur.  C’est son propre souvenir de jeune journaliste qui est inoubliable.
Sans toutefois aborder une critique systématique de la colonisation, « Misère de
la Kabylie » est le texte le plus documenté des Chroniques algériennes, où Camus
passe en revue une quantité de statistiques sur le ravitaillement, la nutrition,
la famine, et l’éducation.  C’est aussi le texte le plus littéraire des
Chroniques algériennes,  où le journaliste d’Alger républicain  fait
l’impossible bilan de la misère et la beauté.  Après une visite à la tribu de
Tizi-Ouzou, il monte avec un ami kabyle sur les hauteurs de la ville, pour
regarder la nuit tomber :
“Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide
apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant qu’il
n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se
réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge.  Je savais aussi qu’il y
aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si grandiose,
mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait comme
un interdit sur la beauté du monde.
« Descendons, voulez-vous ? » me dit mon compagnon.”
Misère, beauté et polémique : c’est dans « Misère de la kabylie » que l’on
ressent la plus dure critique du gouvernement colonial, du colonialisme.  Nous
ne méritons pas ce pays, dit Camus,  nous avons gâché cette beauté.  Nous
devrions y remédier sans délai,  mais il est probablement trop tard.  Nous
sommes alors en 1939.
Quand on pense à Camus et à l’Algérie, on pense à ses prises de position de la
fin de sa vie; on l’associe uniquement à son opposition au FLN en 1956, jusqu’à
sa mort en 1960.  La question demeure: comment comprendre non pas ce que Camus a
été à la fin, mais comment il est devenu l’homme de 1958 ? Chroniques
algériennes  nous offre une réponse.  Lire Camus sur l’Algérie à partir de
1939—au lieu de commencer en 1958 avec quelques regards en arrière—nous oblige à
prendre en compte la lutte qu’il a menée contre le pouvoir colonial, qui n’avait
rien d’abstrait.   Ses racines intellectuelles sont auprès du parti communiste
algérien;  il quitte le parti communiste quand le parti abandonne sa politique
anti-coloniale, suite à l’ordre de Moscou.  A partir de « Misère de la Kabylie »
Camus sera mis au ban par le gouvernement  français d’Algérie.  Black listé, il
ne trouvera pas de travail et sera obligé de quitter l’Algérie.  C’est son
premier exil.
Toute sa vie, il gardera l’impression d’avoir tout risqué pour cet engagement
anti-colonial. Dans la presse parisienne, il offrait la seule analyse
symptomatique de la répression à Sétif en 1945, pendant que L’Humanité s’en
prenait aux « agents provocateurs fascistes.»  Il ne cessait de dire que si le
gouvernement continuait à ignorer un état de famine et de misère, à poursuivre
sa colonisation violente, à renforcer sa discrimination, la France allait et
devait perdre l’Algérie.   Dans les années 1950 il se trouvait dans une
situation qui lui était incompréhensible : se voir mis à l’index par la cause
même qu’il avait le plus ardûment défendue. Et il ne cessait de se moquer de
l’ignorance des Français tout juste engagés, qui croyaient que tout Français
d’Algérie était un gros colon.
La nouvelle édition américaine
Avec cette première édition américaine des Chroniques algériennes, on a décidé
d’ajouter, en appendice, des textes qui n’ont pas paru dans l’édition française
de 1958 des Chroniques algériennes, mais qui montrent encore plus la spécificité
de l’engagement de Camus pour l’Algérie–qui montrent ses actes. “La culture
indigène: La nouvelle culture méditerranéenne, ” article de 1937 lorsqu’il est
encore au parti communiste, est un argument culturel où Camus essaie de
récupérer pour la gauche une pensée méditerranéenne alors sous l’emprise
nationaliste de Charles Maurras et son « génie latin. »
On a ajouté également la lettre que Camus envoie au Monde à la suite des
événements du 14 juillet 1953,  à Paris.  Ce jour-là, la police a tiré sur des
manifestants nord-africains, qui protestaient contre l’arrestation de Messali
Hadj.  Il y a eu sept morts et une centaine de blessés.  Camus écrit: “On est
fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le parlement,
auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants n’auraient
pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec tant
de confiant abandon…”
Aussi en appendice,  nous allons inclure deux lettres—deux parmi un choix
possible de plusieurs—lettres que Camus a destinées au Président de la
République afin de protester contre la condamnation à mort des militants du FLN. 
On connaissait l’existence de ces lettres, mais c’est Eve Morisi qui les avait
trouvées aux Archives Camus à Aix : elle les a publiées récemment dans son
volume sur Camus contre la peine de mort.   En voilà une, qui date de septembre
1957 :
“Les avocats de plusieurs condamnés à mort algériens ont tenu à me faire
connaître les mémoires en grâce qui vous sont actuellement soumis au nom de
leurs clients.  Ces mémoires, sans m’autoriser à me prononcer sur le fond des
affaires, m’encouragent cependant à joindre ma requête à la leur.  Ce qui m’y
pousse est qu’il ne s’agit pas d’attentats aveugles ni de ce terrorisme
répugnant qui frappe en masse les populations civiles, qu’elles soient
françaises ou musulmanes.  De plus, dans presque toutes ces affaires, il n’y a
pas eu mort d’homme.
Français d’Algérie, ayant toute ma famille à Alger, conscient des dangers que le
terrorisme fait courir aux miens comme à tous les habitants d’Algérie, le drame
actuel retentit quotidiennement en moi et assez fort pour que, écrivain et
journaliste, j’aie renoncé à toute action publique qui risquerait, avec les
meilleures intentions du monde, d’aggraver au contraire la situation.  Cette
réserve volontaire m’autorise peut-être, monsieur le Président, à vous prier de
bien vouloir user le plus largement possible de votre droit de grâce en faveur
des condamnés que leur jeunesse ou leur famille nombreuse désigne de toute
manière à votre pitié.  Je suis d’ailleurs persuadé, après longue réflexion, que
votre indulgence aidera finalement à préserver un peu de l’avenir algérien que
nous espérons tous.
En vous remerciant d’avance pour l’attention que vous aurez bien voulu
m’accorder, je vous prie de croire, monsieur le Président, à mes sentiments de
respectueuse considération.”
Nous savons que quatre de ces accusés ont été guillotinés en octobre 1957,
l’année du plus grand nombre d’exécutions pendant la guerre d’Algérie. Germaine
Tillion témoigne que Camus serait intervenu dans plus de cent cinquante
affaires. Hier, en me promenant à Alger, j’ai vu la liste de ces guillotinés
inscrite sur le mur de l’ancienne prison de Barberousse.  C’est dommage qu’on ne
mette pas une deuxième version de la liste en français, pour que ces noms
prennent tout leur sens pour les visiteurs francophones.
Enfin, nous allons reproduire un article de 1938 sur les hommes condamnés au
bagne, qui partent en bateau depuis Alger.  Récit où Camus raconte qu’un
prisonnier algérien, accroché aux barreaux d’une cage, lui demande une
cigarette.  C’est le seul endroit que je connaisse dans l’œuvre de Camus où il
écoute, et comprend, si ce n’est qu’une seule phrase en arabe.
Conclusion
Camus a beaucoup parlé de fédéralisme, d’une Algérie où toutes les civilisations
pourraient se réunir.   Mais l’émotion viscérale qu’on ressent en lisant
Chroniques algériennes est beaucoup plus personnelle: c’est  l’angoisse de la
séparation.  Plus que tout autre écrivain de langue française du siècle dernier,
Camus nous amène au cœur même d’un problème essentiel à la littérature,  c’est à
dire la négociation du personnel et du politique, qu’il a résumée de façon à
attirer beaucoup de haine contre lui, par la célèbre formule qu’on cite souvent
de travers: « la justice ou ma mère ? »
Plus son écriture est personnelle, particulière,  plus elle est convaincante. 
Camus a puisé son lyrisme, son inventivité, dans son Algérie natale.  C’était un
Algérien qui, comme tant d’autres, rêvait d’être français et qui regrettait en
même temps ce rêve.  (Il dira dans un autre registre, en parlant de ses origines
plus que modestes, qu’il avait eu honte, puis qu’il avait eu honte d’avoir
honte).   C’est cette tension entre la France et l’Algérie qui alimente son
écriture, qui lui donne d’une part son langage  souvent “hypercorrect”,  son
vouloir-être philosophe,  et d’autre part son dédain pour la vie intellectuelle
française, sa sensualité, ses paysages–  et enfin ce soleil qui tape sur tous
ses personnages, qui les aveugle et les illumine.
Hier à la Librairie du Tiers Monde, place de l’Emir Abdelkader, j’ai vu un large
espace consacré aux livres de Camus en édition folio—une quinzaine de titres. 
L’autre auteur représenté, sur la table à côté de la caisse était son partenaire
dans l’appel pour une trêve civile, Ferhat Abbas.  J’espère, par notre
discussion de ce soir, mieux connaître le sens que l’œuvre de Camus peut avoir
en Algérie aujourd’hui.
Sources diverses Internet
Henri Thoa dit Le Pèlerin